Poésie écrite par le grand poète lituanien (né en 1937)
auteur de « Chant limitrophe » (anthologie chez Circé, 2013)
La campagne d’Azov
Avec tes coquilles de soldats morts,
salut à toi, déesse oubliée de l’Histoire !
Tu renais chaque fois qu’une frontière
est franchie par les hélicos et les chars.
À ton joug, ensuite, chacun s’habitue –
immeubles troués, arbres mis à bas,
rails défoncés, immense théâtre des steppes
où Pierre embourbé maudissait Mazeppa.
La mort est jeune. Il lui faudra du temps
pour se parfaire et atteindre son but ;
seulement à la cinquième tentative
le corps succombe à un éclat d’obus.
Trace invisible d’un drone dans les airs.
Sur le sentier bourbeux un vieux civil
est conduit par un soldat de vingt ans,
les trois derniers mètres sont plus longs que des miles.
Les vareuses armées avancent d’un tas de ruines
à un autre. Un satellite enregistre tout ça
avec paresse. Éventrée la citerne d’azote.
Dix quartiers sont pris… Gloria nostra aeterna.
Trop lointains les ports et gares du salut.
Devant soi, les barrages amis ou ennemis.
Aux maraudeurs les poules dans les cours,
les chèvres – et le regard qui s’enfuit
vers Trostianka, Merefa et Irpyn,
tous ces lieux absents des cartes, rongés sans fin
par les orties et l’odeur douceâtre des morts,
où les gamins ânonnent « traître », « fusil » et « faim ».
Sur les flots la mouette semble une balle,
sur les vitres brisées le ciel reste clair :
pour les enfants nés dans les caves il sera
non pas signe divin, mais menace nucléaire.
Basses et altos des bombes et des mines.
À chaque Thermopyles son Ephialtès.
Il faudra démêler la honte et la gloire,
les chemins sont coupés mais les Mèdes percent.
Oui, à toi les guerres, déesse de l’Histoire.
Sous un tilleul dans la ville ennemie
un étudiant écrase son mégot
en répétant : « Qu’il est doux de haïr sa patrie… »
Et dans l’étouffant labyrinthe un soldat
rend son dernier soupir – mais juste avant
ses lèvres auront lâché le mot dur
que Cambronne lança aux attaquants.
Traduit du lituanien par Henri Abril
NOTE
En mai 2022 les troupes russes se sont emparées de Marioupol, port clé sur la mer d’Azov, au terme de combats sanglants contre les soldats ukrainiens qui avaient héroïquement résisté plus de deux mois dans le labyrinthe du complexe sidérurgique Azovstal. Le poète les compare aux hoplites grecs qui résistèrent aux Mèdes (Perses) lors de la bataille de Thermopyles, et cite notamment les vers de Constantin Cavafy sur cet épisode.
Dans l’avant-dernière strophe l’auteur cite le penseur et poète Vladimir Petcherine (1807-1885), parfois considéré comme le « premier émigré et dissident russe », à qui l’on doit ce quatrain célèbre :
Qu’il est doux de haïr sa patrie
Et de souhaiter la mort pour elle,
Car sa destruction sera suivie
D’une renaissance universelle.
(Tr. Henri Abril)
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