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TOMAS VENCLOVA / UKRAINE

Poésie écrite par le grand poète lituanien (né en 1937)
auteur de « Chant limitrophe » (anthologie chez Circé, 2013)

 


La campagne d’Azov

Avec tes coquilles de soldats morts,
salut à toi, déesse oubliée de l’Histoire !
Tu renais chaque fois qu’une frontière
est franchie par les hélicos et les chars.

À ton joug, ensuite, chacun s’habitue –
immeubles troués, arbres mis à bas,
rails défoncés, immense théâtre des steppes
où Pierre embourbé maudissait Mazeppa.

La mort est jeune. Il lui faudra du temps
pour se parfaire et atteindre son but ;
seulement à la cinquième tentative
le corps succombe à un éclat d’obus.

Trace invisible d’un drone dans les airs.
Sur le sentier bourbeux un vieux civil
est conduit par un soldat de vingt ans,
les trois derniers mètres sont plus longs que des miles.

Les vareuses armées avancent d’un tas de ruines
à un autre. Un satellite enregistre tout ça
avec paresse. Éventrée la citerne d’azote.
Dix quartiers sont pris… Gloria nostra aeterna.

Trop lointains les ports et gares du salut.
Devant soi, les barrages amis ou ennemis.
Aux maraudeurs les poules dans les cours,
les chèvres – et le regard qui s’enfuit

vers Trostianka, Merefa et Irpyn,
tous ces lieux absents des cartes, rongés sans fin
par les orties et l’odeur douceâtre des morts,
où les gamins ânonnent « traître », « fusil » et « faim ».

Sur les flots la mouette semble une balle,
sur les vitres brisées le ciel reste clair :
pour les enfants nés dans les caves il sera
non pas signe divin, mais menace nucléaire.

Basses et altos des bombes et des mines.
À chaque Thermopyles son Ephialtès.
Il faudra démêler la honte et la gloire,
les chemins sont coupés mais les Mèdes percent.

Oui, à toi les guerres, déesse de l’Histoire.
Sous un tilleul dans la ville ennemie
un étudiant écrase son mégot
en répétant : « Qu’il est doux de haïr sa patrie… »

Et dans l’étouffant labyrinthe un soldat
rend son dernier soupir – mais juste avant
ses lèvres auront lâché le mot dur
que Cambronne lança aux attaquants.

Traduit du lituanien par Henri Abril

NOTE

En mai 2022 les troupes russes se sont emparées de Marioupol, port clé sur la mer d’Azov, au terme de combats sanglants contre les soldats ukrainiens qui avaient héroïquement résisté plus de deux mois dans le labyrinthe du complexe sidérurgique Azovstal. Le poète les compare aux hoplites grecs qui résistèrent aux Mèdes (Perses) lors de la bataille de Thermopyles, et cite notamment les vers de Constantin Cavafy sur cet épisode.

Dans l’avant-dernière strophe l’auteur cite le penseur et poète Vladimir Petcherine (1807-1885), parfois considéré comme le « premier émigré et dissident russe », à qui l’on doit ce quatrain célèbre :

Qu’il est doux de haïr sa patrie
Et de souhaiter la mort pour elle,
Car sa destruction sera suivie
D’une renaissance universelle.
         (Tr. Henri Abril)

 

 

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Lessia Ukraïnka, L’Espérance

Aux enfants d’Ukraine

L’ESPÉRANCE

Poésie écrite par Lessia Ukraïnka (1871-1913), la grande poétesse nationale ukrainienne, à l’âge de 9 ans, en écho à la déportation de sa tante en Sibérie, en tant que militante du mouvement de libération de l’Ukraine.

Je n’ai plus ni bonheur ni liberté,
Une seule espérance m’est restée :

Revenir un jour dans ma belle Ukraine,
Revoir une fois ma terre lointaine,

Contempler encore le Dniepr si bleu
– Y vivre ou mourir importe bien peu –,

Revoir une fois les tertres, les plaines,
Et brûler au feu des pensées anciennes…

Je n’ai plus ni bonheur ni liberté,
Une seule espérance m’est restée.

Loutsk, 1880

                        Traduit de l’ukrainien par Henri Abril

Надiя

Ні долі, ні волі у мене нема,
Зосталася тільки надія одна:

Надія вернутись ще раз на Вкраїну,
Поглянути ще раз на рідну країну,

Поглянути ще раз на синій Дніпро, –
Там жити чи вмерти, мені все одно;

Поглянути ще раз на степ, могилки,
Востаннє згадати палкії гадки…

Ні долі, ні волі у мене нема,
Зосталася тільки надія одна.

Lu par une collégienne ukrainienne

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Requiem

 

 

 

Requiem pour l’idiot du village
qui s’était pris pour un canard
à l’ouverture de la chasse

Requiem pour la femme du guerrier
ayant un beau soir rendu l’âme
de guerre lasse

Requiem pour le siècle
parti en faisant un pied de nez
au siècle qui le remplace

Requiem pour le saltimbanque
qui s’envola en emportant
sa souple carcasse

Requiem pour l’ange
tombé parmi nous autres
comme on rêve et s’encrasse

Requiem pour le jeune génie
s’étant brûlé la cervelle
par dépit ou par excès d’audace

Requiem pour les peuples
disparus telle une ardoise
qui d’elle-même s’efface

Requiem pour l’émigré
qui remuait encore ses lèvres
dans la nasse


Henri Abril
        (extrait d’un recueil à paraître)

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Cassandre


                                                                      Poème de Henri Abril  (saisi au vol)

pas la peine de mendier
une obole de conscience
même meurtrie

aux yeux aux lèvres
de palper l’abîme
aux âmes le ciel travesti

dans l’herbe sauvage
les serpents du Verbe
nous épient

debout
les morts et vifs
en improbable sursis

pas la peine de mendier
une essence mouvante
un atome de poésie

la sainte guerre va reprendre
de soi contre soi-même
et contre autrui

comme au temps de la Genèse
le ver
est dans le fruit

                                                                   (quelque part n’importe où, juin 2020)

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NOTRE-DAME / Ossip Mandelstam

NOTRE-DAME

                poème d’Ossip Mandelstam (1912)

 

Où le Romain jugeait tout un peuple étranger,
Se tient la basilique – et joyeuse, première
Comme Adam, l’impondérable voûte croisée
Vient jouer de ses muscles et tendre ses nerfs.

Mais pourtant l’extérieur trahit son plan secret :
Les arcs-boutants puissants ont voulu être sûrs
Que le bélier de la voûte soit sans effet
Et la lourde masse n’écrase pas les murs.

Spontané labyrinthe, impensable forêt,
Abîme rationnel de l’âme si gothique,
Force de l’Égypte et chrétienne humilité,
Près du roseau le chêne, et l’aplomb – roi unique.

Mais plus j’examinais ton bastion, Notre-Dame,
Tes côtes monstrueuses et jamais domptées,
Plus je pensais : dans  la pesanteur qui nous damne
Je saurai à mon tour créer de la beauté !

                  Traduit par Henri Abril  (La Pierre, Circé 2003)

Chagall

Где римский судия судил чужой народ,
Стоит базилика,- и, радостный и первый,
Как некогда Адам, распластывая нервы,
Играет мышцами крестовый легкий свод.

Но выдает себя снаружи тайный план:
Здесь позаботилась подпружных арок сила,
Чтоб масса грузная стены не сокрушила,
И свода дерзкого бездействует таран.

Стихийный лабиринт, непостижимый лес,
Души готической рассудочная пропасть,
Египетская мощь и христианства робость,
С тростинкой рядом – дуб, и всюду царь – отвес.

Но чем внимательней, твердыня Notre Dame,
Я изучал твои чудовищные ребра,
Тем чаще думал я: из тяжести недоброй
И я когда-нибудь прекрасное создам.

 

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